Cour d'appel du Québec

Procureur général du Québec c. Centre de lutte contre l'oppression des genres

Marcotte, Hogue, Hamilton

 

L’arrêt de la Cour tranche le sort d’un appel et d’un appel incident interjetés à l’encontre d’un jugement daté du 28 janvier 2021 et rectifié le 9 février 2021, prononcé par la
Cour supérieure, district de Montréal (l’honorable Gregory Moore), déclarant plusieurs dispositions du Code civil du Québec (« C.c.Q. ») et du Règlement relatif au changement de nom et d'autres qualités de l'état civil (« Règlement ») invalides et inopérantes au motif qu’elles violent les droits à l’égalité et à la dignité des personnes transgenres ou non-binaires.

Seules deux dispositions législatives sont visées par l’appel : l’article 23.2 du Règlement et l’article 62 C.c.Q.

Les motifs majoritaires sont rédigés par les juges Marcotte et Hogue, et les motifs concourants par le juge Hamilton.

 

1.    La validité du deuxième alinéa de l’article 23.2 du Règlement est rétablie.

L’article 23.2 du Règlement impose aux personnes mineures l’obligation de fournir une lettre d’un professionnel désigné attestant du caractère approprié du changement de mention du sexe demandé.

Le juge de première instance détermine que cet article viole le droit à l’égalité des personnes mineures garanti par l’article 15 de la Charte canadienne, puisque l’exigence qui en découle crée une distinction fondée sur l’âge avec les personnes majeures, lesquelles n’ont qu’à fournir une déclaration sous serment d’une personne majeure les connaissant depuis au moins un an et confirmant le sérieux de leur démarche.

Il procède donc à l’analyse prescrite par l’article premier de la Charte canadienne et conclut à l’absence de lien rationnel entre cette exigence et l’objectif législatif poursuivi.

Le juge conclut en outre que la lettre exigée par l’article 23.2 du Règlement ne constitue pas une atteinte minimale aux droits protégés, puisqu’une personne mineure transgenre qui ne peut trouver, payer, rencontrer et se confier à un professionnel qui est familier avec la réalité des personnes transgenres verra sa demande de changement de mention du sexe rejetée et ses droits violés.

Dans le cadre de l’appel principal, le Procureur général du Québec (le « PGQ ») s’attaque à ces conclusions.

 

1.1. L’interprétation de l’article 23.2 du Règlement

La Cour estime que le juge de première instance a commis deux erreurs dans l’interprétation de l’article 23.2 du Règlement, soit :

1) le Règlement ne donne pas aux professionnels désignés le pouvoir de décider pour la personne mineure si le changement de la mention du sexe est approprié. La tâche du professionnel se limite à déterminer si le changement de la mention du sexe est « approprié », à la lumière des quatre conditions énumérées à l’article 23.1 du Règlement; et,

2) l’obtention d’une lettre d’attestation n’équivaut pas à un traitement médical. Il n’y a donc pas de contradiction entre le Règlement et sa disposition habilitante, en l’occurrence l’article 71 C.c.Q.

À elles seules, ces erreurs d’interprétation ne sont pas déterminantes. Elles le deviennent toutefois en servant subséquemment d’assises à l’analyse constitutionnelle à laquelle se livre le juge de première instance.

 

1.2.  La compatibilité entre l’article 23.2 du Règlement et l’article 15 de la Charte canadienne et l’article 10 de la Charte québécoise

La conclusion du juge de première instance selon laquelle l’article 23.2 du Règlement crée une distinction fondée sur l’âge n’est pas contestée.

Pour les juges majoritaires, cette distinction fondée sur l’âge n’est pas illégale. La loi fixe souvent un âge à partir duquel une personne peut exercer certains droits, en se fondant sur la prémisse que les êtres humains acquièrent de la maturité et développent une meilleure capacité à prendre des décisions et à exercer certains droits au fil du temps.

Pour sa part, le juge Hamilton estime que l’enjeu dépasse la seule question de la discrimination fondée sur l’âge. Même si le Règlement ne distingue pas expressément entre les personnes transgenres ou non-binaires et les personnes cisgenres, son chapitre portant sur le changement de la mention du sexe ne s’applique qu’aux personnes qui veulent changer la mention du sexe apparaissant sur leurs documents d’état civil et donc, aux seules personnes transgenres ou non-binaires qui estiment que ce changement est essentiel à leur pleine participation à la vie en société, au même titre que les personnes cisgenres. En assujettissant le droit de changer la mention du sexe à certaines conditions qui ne touchent que les personnes transgenres ou non-binaires, le Règlement crée, en fait, une distinction fondée sur un motif protégé.

Il conclut donc que la disposition crée une double discrimination, fondée sur l’âge et sur le genre, soit un motif de discrimination prévu à l’article 10 de la Charte québécoise et analogue au sens du paragraphe 15(1) de la Charte canadienne.

Pour lui, la preuve administrée au procès établit clairement que les personnes transgenres ou non-binaires forment un groupe désavantagé. La discordance entre les mentions apparaissant sur leurs documents d’état civil et leur identité réelle contribue à cette situation. Le PGQ ne démontre aucune erreur manifeste et déterminante dans la conclusion du juge à savoir que l’article 23.2 du Règlement impose aux personnes mineures transgenres ou non-binaires un fardeau additionnel susceptible de les empêcher d’entreprendre ou, à tout le moins, de retarder les démarches nécessaires pour faire changer leurs documents d’état civil et que cela a pour effet de perpétuer, renforcer ou accentuer les désavantages qu’elles subissent déjà. Le juge a donc eu raison de conclure que le deuxième alinéa de l’article 23.2 du Règlement est discriminatoire envers les personnes mineures transgenres ou non-binaires au sens de l’article 15 de la Charte canadienne.

 

1.3.  Le droit à la sauvegarde de la dignité

Pour les juges majoritaires, la discordance entre les mentions apparaissant sur les documents d’état civil d’une personne transgenre ou non-binaire et son identité réelle est une question de dignité. Le fait de ne pas avoir un acte de naissance reflétant sa réalité l’empêche d’avoir une existence légale et de pouvoir jouir des attributs fondamentaux d’une personne. Le deuxième alinéa de l’article 23.2 du Règlement vient pour sa part imposer un fardeau additionnel qui a pour effet de limiter le droit des personnes mineures, notamment celles âgées de 14 ans et plus, de changer la mention du sexe apparaissant sur leurs documents d’état civil. Les juges majoritaires concluent à une violation du droit au sauvegarde de la dignité.

 

1.4. La justification en vertu de l’article 1er de la Charte canadienne et l’article 9.1 de la Charte québécoise

D’emblée, la Cour souligne que les intimés ne remettent pas en question la conclusion du juge selon laquelle l’objectif poursuivi par l’article 23.2 du Règlement est urgent et
réel. Le débat doit donc porter sur la proportionnalité de la mesure en fonction des trois critères applicables.

Passant en revue les motifs invoqués par le juge de première instance, la Cour détermine entre autres :

1) qu’il y a une apparence prima facie de lien rationnel entre l’objectif de s’assurer du sérieux de la demande et l’exigence d’une attestation d’un professionnel confirmant que le changement est approprié. Il faut toutefois démontrer qu’« il est raisonnable de supposer que la restriction [la lettre, en l’espèce] peut contribuer à la réalisation de cet objectif ». À cet égard, bien que le rôle du professionnel demeure relativement limité, il a tout de même de l’importance, puisque même s’il ne peut décider de l’identité de genre de la personne concernée à sa place, il peut tout de même vérifier si sa démarche est sérieuse. La lettre revêt une certaine utilité pour l’atteinte de l’objectif législatif;

2) qu’il s’agit d’une atteinte minimale aux droits garantis par la Charte canadienne, notamment, car bien que le mineur devra consulter un professionnel, possiblement s’absenter de l’école pour ce faire et, s’il est possible qu’il doive encourir des frais, il n’est pas acquis que ce sera le cas. Il se peut également qu’il soit plus difficile, en région, de trouver un professionnel qui a une connaissance suffisante de la réalité transgenre ou non-binaire pour qu’il accepte de fournir une telle lettre. Toutefois, en incluant les travailleurs sociaux dans la liste des professionnels désignés, le législateur pallie plusieurs de ces difficultés, et;

3) que les effets de la disposition contestée sur les demandeurs ne sont pas disproportionnés par rapport à l’objectif recherché. L’objectif poursuivi par l’article 23.2 du Règlement est de vérifier le sérieux de la démarche de la personne qui présente une demande pour changer la mention du sexe apparaissant à son acte de naissance et cet objectif est urgent et réel; il y a un lien rationnel entre cet objectif et l’exigence d’une attestation d’un professionnel confirmant que le changement est approprié; et, l’exigence d’une attestation constitue une atteinte minimale.

Ainsi, le fardeau imposé aux personnes mineures est raisonnable dans les circonstances. Il tient compte de leur réalité, du fait qu’elles n’ont pas toutes atteint leur pleine maturité et que certaines peuvent être plus vulnérables en raison de leur âge. Ainsi, bien que le deuxième alinéa de l’article 23.2 du Règlement viole certains droits protégés par les Chartes, la restriction qui en découle, lue correctement, est justifiée aux termes de l’article 1 de la Charte canadienne et l’article 9.1 de la Charte québécoise.

 

2.    La demande de changement de prénom, formulée par un mineur de 14 ans et plus et motivée par une question d’identité de genre, constitue un « motif impérieux » au sens de l’article 62 C.c.Q.

L’article 62 C.c.Q. prévoit que le changement de nom d’un enfant mineur n’est pas accordé par le Directeur de l’état civil si les parents ou le tuteur, le cas échéant, n’ont pas été avisés de la demande ou s’ils s’y opposent, à moins d’un « motif impérieux/compelling reason ».

Le juge de première instance conclut que les intimés échouent à démontrer que cette disposition a un effet discriminatoire sur les jeunes transgenres qui désirent changer de prénom sans modifier la mention de leur sexe dans leur acte de naissance.  

Dans le cadre de l’appel incident, le Centre de lutte contre l’oppression des genres
(le « Centre ») s’attaque à cette conclusion.

La Cour est d’avis que l’article 62 C.c.Q. n’oblige pas les mineurs de 14 ans et plus à aviser leurs parents ou, le cas échéant, leur tuteur, lorsqu’ils demandent que l’un ou plusieurs de leurs prénoms soient modifiés pour correspondre à leur identité de genre et n’octroie pas davantage à ces personnes le droit de s’opposer à leur demande. Il ne fait pas de doute que le désir d’un mineur de 14 ans et plus de faire correspondre son ou ses prénoms à son identité de genre constitue un « motif impérieux » au sens de l’article
62 C.c.Q. et qu’ainsi le Directeur de l’état civil a compétence pour accorder le changement qu’il demande même si ses parents ou son tuteur n’ont pas été avisés, ou s’il a choisi de les aviser, même s’ils s’opposent à sa demande. Le législateur lui reconnaît déjà l’autonomie nécessaire pour faire modifier, sans devoir aviser qui que ce soit, la mention de son sexe et, en même temps s’il le souhaite, celle du ou de ses prénoms lorsque sa demande est motivée par le fait que ces mentions ne correspondent pas à son identité de genre. Dès lors, l’intention du législateur est de lui reconnaître tout autant son autonomie lorsqu’il ne demande, pour ce même motif, que le changement du ou de ses prénoms. Conclure autrement conduirait à un non-sens puisque cela signifierait que celui qui demande moins de modifications serait soumis à des exigences plus sévères que celui qui en demande plus, alors même que le motif à l’appui de leur demande de changement est le même. Une telle proposition est insoutenable.

Quoique cela ne soit aucunement déterminant, la Cour souligne également que la façon dont elle interprète l’article 62 C.c.Q., et la notion de « motif impérieux » qu’il énonce est cohérente avec le choix du législateur de reconnaître aux mineurs de 14 ans et plus une grande autonomie en matière de soins de santé. Certes, le changement d’un ou de plusieurs prénoms n’est pas un soin de santé, mais la preuve démontre que l’obligation de porter un ou des prénoms qui ne correspondent pas à son identité de genre peut entraîner de nombreuses difficultés dont peuvent découler des problèmes de santé physique et mentale. Il serait donc incongru que le législateur reconnaisse au mineur de 14 ans et plus le droit de consentir à recevoir des soins de santé, mais qu’il ne lui reconnaisse pas l’autonomie nécessaire pour modifier une situation qui peut constituer une menace à sa santé.

En somme, vu la façon dont est interprétée la notion de « motif impérieux », la Cour ne s’interroge pas quant à l’impact qu’aurait eu une interprétation différente sur les droits des jeunes transgenres protégés par la Charte canadienne et par la Charte québécoise.

Une déclaration voulant que l’identité de genre qui motive une demande de changement de prénom pour un mineur de 14 ans et plus constitue un motif impérieux au sens de l’article 62 C.c.Q. est toutefois de mise.

 

Conclusions

Pour ces motifs, la Cour :

  • ACCUEILLE l’appel principal et incident,
  • INFIRME en partie le jugement de première instance comme suit :
  • BIFFE le paragraphe 341 du jugement de première instance qui déclare invalide l’article 23.2 du Règlement relatif au changement de nom et d’autres qualités de l’état civil;
  • AJOUTE la conclusion suivante :

DÉCLARE que l’article 62 C.c.Q. doit être lu et interprété de sorte que la demande de changement de prénom formulée par un mineur de 14 ans et plus et motivée par une question d’identité de genre constitue un motif impérieux au sens de cet article.

 

Texte intégral de la décision : PG Québec c. Centre de lutte contre l'oppression des genres

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